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| Le problème du colon, texte de Boris Vian | |
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SabinaSabinus Admin
Nombre de messages : 511 Age : 42 Localisation : Paris Date d'inscription : 23/03/2006
| Sujet: Le problème du colon, texte de Boris Vian Jeu 29 Juin - 14:41 | |
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En anatomie courante, le côlon est une partie de l'intestin où se rassemblent, avant leur expulsion, les déchets de la digestions. Ici, par une espèce de synecdoque, c'est le colon, sans accent circonflexe, qui se prépare à jouer le rôle du déchet(1). Il y a là dedans quelquechose d'assez prophétique : cet "avant leur expulsion" devrait éclairer toutes les cloques, basses ou hautes, qui continuent de digérer, de l'Indochine à la Tunisie. Notre colon à nous s'efforce, péalablment à son départ, d'accumuler le plus de matières nutritives possible : en ce sens, son fonctionnement se rapprocherait plutôt de celui de l'intestin grêle, néanmoins on voit que tout ça se passe au niveau de l'abdomen et non point à celui du cerveau. Notre colon a réussi par un beau tour de force évolutif (y a t-il mutation vraie ? je ne sais, mais je pose la question à Jean Rostand) à assimiler parfaitement la piastre et d'autres nourritures de papier indigestes pour l'homme normal. Il s'en est même engraissé ; et l'espèce dite du diètelme, une sorte de ver bouffeur qui vit en rémora avec le colon, aurait, selon certaines feuilles malveillantes, acquis un embonpoint particulièrement remarquable. Nous n'avons pas prolongé outre mesure les investigations anatomiques : sous le scalpel, le colon exsude un jus véritablement répugnant, qui lève le coeur ; cependant on peut noter encore, physiologiquement parlant, que le colon ne se développe bien que dans un environnement qui, lui, dépérit. Au vrai, il nous semblerait même que ce soit la présence du colon qui provoque ce dépérissement : on remarquera, au voisinage des entassements de colons, l'existance, notamment en Afrique du Nord, de zones dites bidonvilles, établies - mais en moins cher - sur le modèle des camps de concentration et danslesquelles on réalise mécaniquement une remise à zéro de l"indigène", matière première réelle de la vie du colon, et sur laquelle nous croyons, pour que notre conglobation se mue synathroïsme, que le temps est venu de nous étendre un peu. Car si le colon se satisfait de nourritures aussi éloignées en aparence que la piastre de l'indigène, c'est que selon un processus admirablement mis en lumière par quelques chercheurs sagaces, il réalise au préalable le tour de force de convertir l'indigène en piastres ou même en "francs" qui sont une autre espèce de papier dont il est friand.
(1) Une synecdoque, ou une métonymie, ne me poussez pas trop là-dessus, c'est déjà beau de le dire, et ne me gâchez pas mon épitase.
Dernière édition par le Mar 4 Juil - 9:23, édité 1 fois | |
| | | SabinaSabinus Admin
Nombre de messages : 511 Age : 42 Localisation : Paris Date d'inscription : 23/03/2006
| Sujet: Re: Le problème du colon, texte de Boris Vian Jeu 29 Juin - 19:27 | |
| Là, nous avouons nous sentir un peu dépassés pour l'analyse précise de la méthode : il est des profondeurs auxquelles le colon seul peut atteindre, et c'est là que ça se passe ; pourtant, l'énumération de quelques-uns des accessoirs employés par le colon pour cette étrange alchimie ne manquera pas de vous ouvrir quelques lumières. Le colon isolé, jadis, se satisfaisait assez de la chicote, au besoin du revolver ; cependant, il s'est assez vite rendu compte que ce second instrument, un genre de poinçonneuse extre-rapide, laissait l'indigène en mauvais état, et ne l'emploie plus que par plaisir, en dehors du travail de la digestion : l'exemple le plus récent d'utilisation massive de ces instruments, et d'autres de modèles extrapolés, que l'on nomme fusils ou canons, fut observé à Madagascar, avec un rendement, paraît-il, excellent. Le plus utilisé cependant des outils coloniaux est la police ; c'est un conglomérat de choses vivantes du genre "fripouilles" (1) condamnées par leur idiosyncrasie à ne jamais s'attaquer qu'aux êtres humains désarmés, et, de préference, affaiblis ou attachés : on conçoit que toute l'action de la police, étant donné ce caractère, vise à réaliser, comme le colon, parmi les indigènes, sans armes, mais souvent nerveux et râleurs, un état d'insuffisance permanente qui les lui livre sans défense. L'action policière qui complète ainsi celle du colon, est presque toujours taylorisée : la division du travail se pratique en bon ordre, selon le procédé de la chaîne, on fait d'ordinaire criculer l'indigène au long d'une file doublée de gueules-de-vaches dont chacune exécute un geste précis ; les chaînes assez longues amènent la mort de l'indigène ; dans le cas contraire on le réserve, encore vivant, à l'intention d'une variété de fripouilles moins abondantes, celle des "inspecteurs" qui sont en quelque sorte le bureau d'études du passage à tabac ; on leur doit d'intéressantes innovations comme l'empalage au manche à balai, l'électrocution sur le secteur, l'asphyxie en plusieurs temps, sèche ou aqueuse, voire la castration simple ou la banale partie de chaussettes à clous. Chargé des public-relations, le "commissaire" spécialiste de l'euphémisme et de l'anthypophore, évoque l'activité de ses subordonnés en des comptes rendus plein de modération d'où il appert que les accidents ou maladies subites sont infiniment fréquentes dans les locaux de police, faute de crédits pour les désinfecter (2). Sur quoi l'on en vote, et l'on fait suer le burnous pour payer. Ainsi physiologiquement, la vie du colon est une symbiose complèxe. Il s'y ajoute un parasitisme supplémentaire, celui du "mililtaire", variété d'homme amoindri par le procédé de l'"uniforme" qui est une préparation à l'uniforme totale du cercueil. L'uniforme, espèce de cible en forme d'individu, se met volontiers au service de la police, qu'il double fréquemment, ou du colon, à qui il ne coûte pas cher, ses frais d'entretien étant généralement supportés par l'indigène ; il nous resterait maintenant, pour être complet, à examiner tout au moins sommairement la sociologie du colon, que nous avons effleurée déjà par places ; elle s'exprimera plus simplement par quelques aperçus sur sa mentalité dont on déduira son comportement en groupe.
(1) On se rappelle qu'il s'agit de la plante, voisine de la citrouille, nommée en langue vulgaire "flicarde infecte" ou "gueule-de-vache" à quoi on voit qu'elle se rapproche aussi de la famille des gueules-de-loup.
(2) Que l'on se garde de croire que la police est l'apanage du colonial; loin de là; la "métropole" (c'est la réunion de gens un peu demeurés souvent imbus de fort vieilles idées jamais mises en pratique dans la réalité) en profite aussi ; mais cela se voit moins, car pour occuper une partie de la police et l'abrutir, le métropolitain a imaginé l'automobile ; mais ceci est une autre histoire.
Dernière édition par le Lun 8 Jan - 13:28, édité 3 fois | |
| | | SabinaSabinus Admin
Nombre de messages : 511 Age : 42 Localisation : Paris Date d'inscription : 23/03/2006
| Sujet: Re: Le problème du colon, texte de Boris Vian Sam 28 Oct - 15:10 | |
| Poussé à bout, un vieux colonial ne manque jamais de s'exclamer : "Enfin, monsieur, nous leur avons apporté la civilisation à ces gens-là" Sur quoi un titi se lève dans l'assistance et s'écrie d'une belle voix de contralto : "Si vous leur avez apporté la civilisation, faudrait peut-être les traiter comme des gens civilisés." Et le colon, superbe, répond d'une voix ample : "Il n'y a rien à faire avec ces brutes !" On le voit, ma métabase est subtile. Que veut dire par sa première proposition le vieux colonial (1) ? Et pourquoi enchaîne-t-il de la sorte ? Il y a, dans tout ce qui concerne le colonialisme, une curieuse réversion du sens des mots, laquelle s'exprimera le mieux par cette couverture du supplément illustré du Petit Journal parue vers 1900. On y voit, sous une tente, un beau militaire tout blanc brûler la cervelle à un indigène désramé et d'allure inoffensive, et la légende porte : "Trait d'héroïsme du général Gallieni à Madagascar." Ceci éclaire d'un jour singulier tout le problème : le monde du colonial est un monde inversé, où l'héroïsme, c'est la boucherie, où la légalité, c'est son caprice, où la justice, c'est la raille, où le citoyen qualifié n'est pas le premier occupant, mais l'intrus, et où le résistant prend le nom de terroriste. Le cerveau du colonial est-il le négatif du cerveau de l'homme normal ? Et compte-t-il sur le soleil pour le développer ? Encore une erreur funeste_on ne les compte plus. L'ennui du colon, c'est l'indigène (sans qui il est pourtant désemparé). L'ennui de l'indigène, c'est le colon. La solution consisterait, semble-til, à les séparer. Une séparation peut se faire de diverses façons : on va bientôt avoir un exemple de séparation nette en Indochine où le colon, purement et simplement, s'en retournera d'où il vient ; les Mau-Mau utilisent l'astuce de la précipitation, ou transformation de l'un des composants du mélange en résidu insoluble dit aussi cadavre. Pour ce faire, ils se sont bornés, confiants (pour cause) dans l'efficacité des méthodes qui leur furent appliquées, à proclamer l'ouverture de la chasse avant la date prévue. Cela semble commencer à fonctionner à la satisfaction générale. La Tunisie, l'Algérie, le Maroc étudient actuellement le problème. Qu'ils soient assurés de notre sympathie : on mesurera l'abnégation de cet encouragement si l'on réfléchit que les colons qui seront expulsés de là-bas risquent de nous retomber sur le dos et qu'il est assez peu alléchant d'envisager l'arrivée des ces gens moralement ignobles, mentalement arriérés, imbus de leur supériorité imaginaire et complètement dépourvus de logique. Mais quoi, après tout, nous n'avons rien fait contre alors que ça nous dégoûte ; il sera donc juste que nous subissions un petit quelque chose, bien peu au regard de ceux qui subissent là-bas tant d'honnêtes bougres. On peut, naturellement, évoquer une solution de compromis ; on me parlera de situation de fait, de nécessités inéluctables, d'intérêts en jeu et autres tartes à la crème. Revenons un peu aux sources, je vous prie : qu'est-ce que nous (je dis nous, mais c'est nos arrières-grands-dabuches) avons été faire aux colonies ? Les colonies elles-mêmes, me répond-on. Eh bien si c'était pour ça, il aurait mieux valu rester chez soi ! Conçoit-on l'absurde d'une telle situation ? Se rendre là-bas à seule fin que ce là-bas existe et se pose en problème ? C'est la manie, ma parole ! A bien creuser, il est possible que la question soit du même ordre que celle qui taquine depuis tantôt vingt-cinq siècles les mathématiciens : le monde mathématique est-il un existant que l'on découvre ou n'existe-t-il qu'à mesure qu'il est découvert ? Est-ce un domaine que l'on explore ou un parapluie que l'on ouvre (comparaison inexacte, mais si ravissante que vous serez certes heureux de la trouver ici). Bref, y aurait-il des colonies sans coloniaux ? Répondons hardiment oui et non ; car des colonies sans colons ne seraient pas des colonies, mais nul ne niera que sans Bugeaud, l'Algérie s'étendrait quand même au sud de la Méditerranée. Du moins je le crois. Après tout, je n'en sais rien. Je me suis bien avancé aujourd'hui ; d'habitude je suis si mesuré dans le fond comme dans la forme... et si Maroc-Demain me suspend mon abonnement, hein ? Avec quoi j'allumerai le feu cet hiver ? Le voilà, le premier problème colonial. Et le second, c'est l'ennui. Le colonial, être inférieur, a conscience néanmoins de son infériorité, ce qui lui flanque un vigoureux complexe, et il a le cafard parcequ'il est trop bête pour se faire rire, alors il se distrait en faisant des tas d'enfants, le problème de l'espace vital s'enfle et s'étend, les enfants pauvres sont obligés d'aller chercher fortune aux colonies, et ça recommence, et ça continue, le soleil luit sur la ville et sur les champs, mais pas pour tout le monde parcequ'il y en a plein en prison, heureusement pour eux, comme ça ils ne liront pas les revues actuelles, qui manquent vraiment par trop de tenue littéraire et font preuve d'un dangereux esprit réactionnaire fort insalubre pour le prisonnier moyen. Ainsi soit-il.
(1) Je suis extrêmement renseigné sur la mentalité des vieux coloniaux. Je reçois gratis depuis un an (quelle vache m'a joué ce tour ?) un torchecul nommé Maroc-Demain où abonde le très vieux colonial comme Robert Perrier... vous vous souvenez ?
Boris Vian 1952-1953 de Textes et Chansons) | |
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