Un jour alors que je travaillais aux archives du collège, je suis tombé sur un petit recueil de textes et la Providence m'a fait lire l'une d'elle, que j'ai trouvé si géniale que je vous en écrit le récit. Afin de préserver le droit d'auteur, je tiens à spécifier qu'il est écrit par un M. Pierre Gadoury, personne qui m'est inconnue, mais que j'admire par la sagesse de son texte et que je veux vous faire partager, voilà:
M. Lauzon, professeur de psychologie, se soulève sur la pointe des pieds et scrute le plafond de la salle de conférence.
-Pour une intelligence supérieure, dit-il, l'homme ordinaire est toujours entièrement prévisible. C'est un principe fondamental de mon enseignement.
M. Lauzon pensait, comme cela lui arrivait si souvent, que les étudiants représentaient l'homme ordinaire, et lui-même bien entendu, l'intelligence supérieure. Bien que le trimestre ne fit que commencer, il s'amusait à faire des prédictions catégoriques concernant chaque étudiant. Les deux garçons et la jeune fille blonde au milieu du premier banc, par exemple: voilà des échantillons qui se déchiffraient d'un coup d'oeil.
La jeune fille, avec son charmant sourire et ses yeux bleus foncé, était extraordinairement jolie. Sa jupe et son "cardigan" avaient probablement coûté plus que ce qu'un professeur adjoint ne gagnait en six semaines. Elle était de ces jeunes personnes à qui l'existence sourit et qui le lui rendent bien. Pour M. Lauzon, ironie à part ou presque, c'était la "jeune-fille-qui-avait-tout-pour-elle".
Le jeune homme à sa droite était du genre chef de file, président de l'université, demi de l'équipe de football et propriétaire d'une voiture jaune décapotable. M. Lauzon le surnomma mentalement: le "magnifique".
Visiblement, le "Magnifique" souhaitait faire connaissance avec la jeune fille, et l'on pouvait prévoir à coup sûr qu'en sa qualité de "magnifique" il viendrait à bout de ce détail sans effort ni retard.
L'étudiant grand et maigre à sa gauche, M. Lauzon l'avait observé, était lui aussi très impressionné par la jeune beauté; mais c'était un garçon sérieux, qui bûchait dur pendant sa dernière année d'étude et qui était à cent lieues de la vie passionnante des deux autres. Il était affligé d'un autre handicap (M. Lauzon l'avait appris): une orpheline de guerre qu'il avait chevaleresquement adopté en France, une petite fille âgée de neuf ans et qui suivait le cours élémentaire à l'école annexée à l'université.
Pour faire face à cette responsabilité assez déraisonnable, il travaillait au restaurant de la Faculté et plusieurs heures chaque nuit dans une blanchisserie locale. M. Lauzon lui donna le titre de "Don Quichotte".
Tôt ou tard, Don Quichotte tenterait de faire de timides avances à la jeune-fille-qui-avait-tout-pour-elle, mais sans succès. Il n'en retirerait que de la confusion et le Magnifique et la jeune fille en feraient ensemble des gorges chaudes.
Les premières semaines du trimestres s'étaient à peine écoulées que M. Lauzon avait la satisfaction de voir, comme à l'ordinaire, ses prédictions se réaliser.
Le "Magnifique" saisit l'occasion de briller aux yeux de la jeune fille un jour où le professeur avait riposté par une réponse spirituelle à une remarque qu'elle avait faite. La classe s'était esclaffée et M. Lauzon, au lieu de poursuivre son exposé, s'était arrêté pour savourer son succès. Le silence se prolongeait quand le "Magnifique", d'un air inspiré, demanda:
-Est-ce que j'écris trop vite pour vous, monsieur le professeur?
M. Lauzon ne lui en tint pas rigueur,car il comprit l'intention: le "Magnifique" voulait se poser, par cette intervention facétieuse, en galant défenseur de cette jeune fille. Il ne fut pas étonné de les voir plus tard, ce jour-là, se promener sous les ormes, la main dans la main.
Don Quichotte mit plus de temps pour échafauder ses pitoyables avances. Ce fut une démarche extravagante, théâtrale au dernier degré, et malheureusement transparente et banale, comme M. Lauzon s'y était d'ailleurs attendu.
Cela se produisit pendant l'après-midi que la classe passait au cours élémentaire de la Faculté pour y étudier les enfants sur place. Une institutrice de quatrième demandait aux enfants de sa classe de dire à l'assistance ce qu'ils désiraient le plus au monde. Elle interrogea Jeanne, une petite fille aux yeux noirs, qui était l'enfant recueillit par Don Quichotte. D'après ses réponses, il paraissait que Jeanne ne voulait ni chiot, ni chaton, ni même une bicyclette. M. Lauzon, dont Jeanne avait souvent regardé la bicyclette avec envie et admiration, savait que l'enfant, sur ce point, mentait affreusement.
L'institutrice insista:
-Alors, ma petite, dis-nous donc ce que tu souhaiterais avoir, il doit bien exister quelque chose que tu désires en secret?
-Je voudrais une mère pour tenir compagnie à mon père, dit Jeanne. C'est mon père qui est là-bas... pas tout à fait mon père, mais c'est comme s'il l'était, il est très gentil.
Don Quichotte rougit jusqu'aux oreilles.
-Je vois, déclara l'institutrice. Et tu voudrais avoir aussi une maman.
-Oh! oui, répondit Jeanne. Je voudrais tellement en avoir une. Une gentille. Peut-être une comme elle.
Cette fois, Jeanne montrait montrait du doigt la jeune fille. La classe riait sous cape. Le "Magnifique" arborait une sourire protecteur et Don Quichotte était devenu blême.
-Je crois qu'elle s'entendrait bien avec mon père, reprit Jeanne. Très bien même.
La classe poussa des hurlements de joie. L'institutrice fit rasseoir Jeanne, et M. Lauzon déclara que le cours était terminé pour ce jour-là.
Confus au dernier point, Don Quichotte se dirigea vers la jeune-fille-qui- avait-tout-pour-elle et lui dit doucement:
-Écoutez, puis-je faire quelque chose pour vous, afin d'oublier ce fâcheux incident?
-Non, vraiment, je ne vois pas, répliqua la jeune fille en souriant. Mais c'est gentil à vous de me le proposer.
Elle n'était ni flattée ni offesnsée, mais simplement amusée: exactement comme M. Lauzon l'avait aussi prévu.
Mais le professeur, assez intrigué par le rôle de la petite fille dans cet évident coup monté, la chercha ensuite dans les jardins de l'école. Il l'a découvrit au moment où elle enfourchait une étincelante bicyclette neuve.
-Ah! dit-il, on t'a fait là un bien joli cadeau!
-Je l'ai reçu aujourd'hui, déclara Jeanne. Et voilà pourquoi j'ai dit que je ne voulait pas de bicyclette, puisque j'en ai une maintenant.
M. Lauzon aperçut Don Quichotte et la jeune femme sur un banc proche. Don Quichotte parlait d'un air fort grave. À présent les excuses plates, pensa le professeur, le silence gêné, et finalement le garçon disparaîtrait définitivement de l'horizon de la jeune fille pour rentrer dans l'ombre.
-Est-ce que par hasard, suggéra adroitement M. Lauzon, quelqu'un t'aurait donné cette bicyclette pour dire, comme tu l'as fait tout à l'heure, que tu voulais une maman?
-Je ne dois pas le dire.
-Mais c'est un cadeau de quelqu'un, hein?
M. Lauzon désigna Don Quichotte sur le banc:
-De lui?
-Oh! mon Dieu, non! s'écria Jeanne, stupéfaite de la naïveté du professeur. D'elle...